Appel à contribution RECMA – Démocratiser l’Entreprise: Justifications, Modalités et Mobilisations
Revue internationale de l’économie sociale | RECMA
Démocratiser l’entreprise est-il en train de devenir le nouveau mantra d’une transformation radicale de la société ? Une manière de “pirater l’entreprise” pour s’en émanciper (Veyer 2024) ? Sous différentes formes, la démocratisation des entreprises devient un débat incontournable pour promouvoir une transformation durable et juste du travail, de son organisation et institutionnalisation. Le mouvement Democratizing work est devenu un de ses porte-étendards (Ferreras et al., 2022). En effet, la démocratisation des entreprises permettrait à la fois de lutter contre la coercition au travail qui engendre de la souffrance (Dejours, 2016) mais aussi de faire en sorte que les entreprises puissent réellement contribuer aux objectifs écologiques politiques nécessaires pour dépolluer la planète (Ferreras et al., 2022). La démocratisation des entreprises semble devenir une condition première d’une transformation du système productif. Elle s’incarne historiquement à travers le développement de l’Économie Sociale (et Solidaire) qui se positionne dans un mouvement d’émancipation du patronat (Cottin-Marx, 2024; Quijoux, 2018) et suppose la mise en place d’une gouvernance partagée dont le caractère démocratique dépasse bien souvent ses institutions (Gand et Segrestin, 2009; Gombert, 2024). Ce projet tant académique que militant se concrétise par une pluralité de modalités organisationnelles et institutionnelles renouvelées : société à mission (Levillain et al., 2022, 2024), nouveaux statuts de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), management libéré ou horizontal (Mattelin-Pierrard et al., 2020), référence à la codétermination (Favereau, 2018) ou bicamérismes (Ferreras, 2018), représentations syndicales (Nègre et Verdier, 2023), actionariat salarié (Aubert et Clerbois, 2021), rôle et effets des nouvelles technologies sur le niveau de démocratie (Salles et al., 2020 ; Salles et al., 2023) y compris au sein d’entreprises actionnariales conventionnelles (Vivet-Maladry, 2024). Cette diversité de modalités souligne la polysémie et la pluralité de la notion démocratique divisée en plusieurs courants et approches, qui viennent ensuite proposer des perspectives complémentaires, parfois contradictoires, sur la démocratisation de l’entreprise : démocratie représentative / participative (Gombert, 2022), démocratie participative / pragmatique (Bonnemaizon et Béji-Bécheur, 2018; Chapas, 2023), démocratie délibérative (Battistelli, 2019; Maisonnasse et al., 2020), ou encore démocratie agonistique (Fougère et Solitander, 2020; Pastier, 2023, 2024; Van Buren et al., 2021).
Dans ce cadre, la Revue internationale de l’économie sociale (RECMA) nous a semblé le lieu privilégié pour entamer un travail collectif sur le sujet tant l’ESS est souvent considérée comme regroupant des organisations ayant vocation à être démocratiques, principes constitutifs rappelés explicitement dans la loi relative à l’ESS de 2014. Pour autant, même si la démocratie est une dynamique toujours inachevée (Rosanvallon 2003), les différentes organisations souffrent bien souvent d’un déficit ou de difficultés à faire vivre une démocratie de principes qui reste davantage caractérisée par leurs objectifs et non par leurs procédures de prise de décision (Pharo, 2024). Les SCOP sont régulièrement considérées comme les “seuls” exemples de démocratie en entreprise (Ferreras et Méda 2022), dans la mesure où les salariés sont statutairement majoritaires lors des prises de décision, ce qui n’est pas le cas dans les autres organisations de l’ESS. Quels que soient leurs statuts, la gouvernance des différentes coopératives et/ou mutuelles, souvent centrée sur leurs usagers, ne garantit que rarement une ouverture à la citoyenneté d’entreprise à tous leurs salariés voire à l’ensemble de leurs parties prenantes (Pharo, 2024) et risquent même de connaître une certaine dégénérescence démocratique (e.g., Bretos et al., 2020; Jaumier et Daudigeos, 2021; Pastier, 2024; Pek, 2021; Gombert et al., 2022). Remarquons par exemple qu’en ce qui concerne les associations de l’ESS, qu’il n’y a pas de garanties statutaires pour que leur fonctionnement soit réellement démocratique.
Prenant comme position de principe que toute organisation a vocation à expérimenter diverses formes de démocratisation, cet appel s’intéresse bien sûr à toutes les entreprises de l’ESS (incluant les associations à but non lucratif). Il concerne cependant toutes autres formes d’organisations et d’institutions qui, bien que n’appartenant pas aux grandes familles de l’ESS, participent à travers leurs pratiques et expérimentations, in fine au projet d’une démocratisation de l’entreprise. En effet, il semble actuellement essentiel de chercher à pérenniser le principe de démocratisation des organisations, consubstantiel de l’ESS, et à l’étendre aux autres entreprises évoluant sur les marchés, ainsi qu’aux administrations publiques. Dans ce cas, il conviendra d’ouvrir le dialogue avec ce qui caractérise les organisations de l’ESS : l’approche juridico-institutionnelle de la dynamique démocratique et la question de la composition du demos et du partage de la propriété. Sans être exhaustif, cet appel s’intéressera aux organisations publiques, associations, entreprises commerciales, dispositifs de gestion ou encore réglementations. Ainsi, en retenant les trois dimensions de démocratisation identifiées par Pharo (2023), nous encourageons les auteurs à proposer des articles dialoguant avec les organisations de l’ESS et relevant de (1) la gouvernance des organisations, (2) l’organisation de la production en interne, et enfin (3) les processus de « redevabilisation » en externe. Le numéro spécial propose ainsi de rassembler des recherches conceptuelles et/ou empiriques, grâce potentiellement à une approche comparée et internationale, qui étudient les justifications, les modalités et les mobilisations de ce projet de démocratisation des entreprises. Il s’adresse aux différentes disciplines en sciences humaines et sociales (gestion, économie, sociologie, droit, sciences politiques, géographie, histoire, psychologie, ergologie …).
Nous proposons aux chercheurs d’apporter leurs contributions dans le cadre d’une ou plusieurs des thématiques (non exhaustives) suivantes :
- Pratiques renouvelées de la démocratie en entreprise
- Conditions et cadres théoriques pour penser la démocratisation
- Liens de la démocratisation avec les SDG/climat/écologie/ etc
- Conséquences économiques et sociales de la démocratisation de l’entreprise
- Politiques publiques, régulation et mouvements sociaux, pour ou contre la démocratisation de l’entreprise
- Obstacles et défis pour la démocratisation de l’entreprise
- Comparaisons internationales des expériences démocratiques en entreprise
Les propositions devront parvenir à l’adresse mail contribution@agora-dodes.fr avant le 15 juin 2025. Rédigés en français, en anglais ou en espagnol, les articles devront comporter 30 000 à 35 000 signes, incluant un résumé en français et en anglais (respectivement de 650 signes espaces inclus), des notes de bas de page et une bibliographie. Ils feront l’objet d’une procédure d’évaluation en double aveugle. Des recommandations aux auteurs de la RECMA sont disponibles ici : http://www.recma.org/note-aux-auteurs. La publication de ce dossier est prévue début 2026.
Références
Aubert N. et Clerbois H., Épargne entreprise, intéressement et participation. Associer les salariés aux performances, Editions EMS.
Battistelli, M. (2019). Les apports contrastés de l’holacratie à la démocratie délibérative en entreprise. Une étude ethnographique dans une PME de l’Yonne. RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme Entreprise, n° 35(2), 3‑23.
Bonnemaizon, A., & Béji-Bécheur, A. (2018). Démocratie du statut à l’action. Revue française de gestion, N° 276(7), 123‑142.
Bretos, I., Errasti, A., & Marcuello, C. (2020). Is there life after degeneration? The organizational life cycle of cooperatives under a ‘grow-or-die’ dichotomy. Annals of Public and Cooperative Economics, 91(3), 435‑458. https://doi.org/10.1111/apce.12258
Chapas, B. (2023). Taking Part, Contributing, Benefiting : Toward a Democratic Model of Employee Participation. M@n@gement. https://doi.org/10.37725/mgmt.2023.7869
Cottin-Marx S., Mylondo B. (2024). Travailler sans patron: mettre en pratique l’économie sociale et solidaire, Gallimard, Paris (Folio).
Dejours C. (2016), « Psychodynamique du travail et politique : quels enjeux ? ». Travailler, 36, 75-90.
Favereau O. (2018), « Rapport sur les modèles de gouvernance de l’entreprise », Rapport pour l’OIT.
Ferreras, I. (2018). Firms as Political Entities : Saving Democracy through Economic Bicameralism (Reprint edition). Cambridge University Press.
Ferreras I., Méda D. (2022). « Démocratiser l’entreprise : une ardente obligation », dans Hamon B., Confédération générale des SCOP et des SCIC (dirs.), La citoyenneté économique peut-elle sauver l’avenir ?, Equateurs (ESSAIS), p. 51‑77.
Ferreras, I., Battilana, J., & Méda, D. (2022). Democratize Work : The Case for Reorganizing the Economy (M. R. Mouillot, Trad.; First Edition). University of Chicago Press.
Fougère, M., & Solitander, N. (2020). Dissent in Consensusland : An Agonistic Problematization of Multi-stakeholder Governance. Journal of Business Ethics, 164(4)
Gand S., Segrestin B. (2009). « Peut-on partager la direction de l’entreprise? Retour sur les «entreprises démocratiques» », Entreprises et histoire, n° 4, p. 126‑140.
Gombert C., Sardas J. & Dalmasso C. (2022), « L’entreprise démocratique: Organiser la démocratie ou organiser démocratiquement l’activité ? ». Revue française de gestion, n° 305, p. 119-143
Gombert C. (2024). Entreprises, osons la démocratie!, Presse des mines, Paris.
Jaumier, S., & Daudigeos, T. (2021). Resisting Work Degeneration in Collectivist-Democratic Organizations : Craft Ethics in a French Cooperative Sheet-Metal Factory. In K. K. Chen & V. Tan Chen (Éds.), Organizational Imaginaries : Tempering Capitalism and Tending to Communities through Cooperatives and Collectivist Democracy (Vol. 72, p. 55‑79). Emerald Publishing Limited. https://doi.org/10.1108/S0733-558X20210000072003
Levillain, K., Lévêque, J., Segrestin, B., & Hatchuel, A. (2022, juin 13). The emergence of multipolar corporate governance : The case of Danone and the French Société à Mission. EURAM 2022, Leading the digital transformation, Winterthur, France.
Levillain, K., Segrestin, B., & Lévêque, J. (2024). Toward “Generative” Corporate Governance for Responsible Innovation : The Case of a French Mission Committee. Journal of Innovation Economics & Management, 43(1), 131‑158. https://doi.org/10.3917/jie.pr1.0149
Maisonnasse, J., Petrella, F., Richez-Battesti, N., & Hirczak, M. (2020). Articuler conventions valorielle et délibérative dans les pratiques de GRH d’une coopérative : Le cas de SCOP-Ti. @GRH, N° 36(3), 13‑36.
Mattelin-Pierrard, C., Bocquet, R., & Dubouloz, S. (2020). L’entreprise libérée, un vrai concept ou une simple étiquette ? Revue francaise de gestion, N° 291(6), 23‑51.
Nègre E. & Verdier M. (2023), « Du champ syndical au champ du pouvoir: Les administrateurs salariés peuvent-ils réellement transformer la gouvernance des entreprises ? », Revue française de gestion, 310, p. 63-88.
Pastier, K. (2023). Au-delà de l’entreprise libérée… démocratiser l’entreprise ?:Une analyse agonistique de deux organisations de l’ESS. Revue française de gestion, 311(4), 13‑30. https://doi.org/10.3166/rfg.311.13-30
Pastier, K. (2024). Beyond democratic degeneration, horizontal and liberated organization? The agonistic approach of a Belgian food co-op. Economic and Industrial Democracy, 0143831X231223696. https://doi.org/10.1177/0143831X231223696
Pek, S. (2021). Drawing Out Democracy : The Role of Sortition in Preventing and Overcoming Organizational Degeneration in Worker-Owned Firms. Journal of Management Inquiry, 30(2)
Pharo, J. (2023). Démocratie d’entreprise et fiscalité : Enjeux théoriques et pratiques de la mise en place d’une fiscalité incitative procédurale (FIP). Université de Lille, École doctorale Sciences économiques, sociales, de l’aménagement et du management.
Pharo, J. (2024). De nouveaux statuts/missions pour les entreprises : L’occasion de les pousser fiscalement à démocratiser leur gouvernance, et ainsi de transformer les dispositifs incitatifs ? Revue de l’organisation responsable, 19(1), 72‑86. https://doi.org/10.3917/ror.191.0072
Quijoux M. (2018). Adieux au patronat, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine (Collection Dynamiques socio-économiques).
Rosanvallon P. (2003). La démocratie inachevée: histoire de la souveraineté du peuple en France, Gallimard, Paris (Collection Folio histoire).
Salles, M., Bour, R., Colletis, G., Corbion-Condé, L., Fieux, É., & Isla, A. (2023). Évaluer l’impact d’un système numérique sur le niveau de démocratie d’une organisation : Proposition de méthode. Socio-anthropologie, 47, 159‑176.
Salles, M., Bour, R., & Jardat, R. (2020). Systèmes d’information numériques : Supports ou entraves à la démocratie dans les organisations ? Revue ouverte d’ingénierie des systèmes d’information, 1(2).
Van Buren, H. J., Greenwood, M., Donaghey, J., & Reinecke, J. (2021). Agonising over industrial relations : Bringing agonism and dissensus to the pluralist frames of reference. Journal of Industrial Relations, 63(2), 177‑203. https://doi.org/10.1177/0022185620962536
Veyer S. (2024). Pirater l’entreprise. Coopaname : 20 gestes d’une subversion managériale, Les petits matins, (Mondes en transition).
Vivet-Maladry, E. (2024). Contribution d’espaces de délibération à la démocratisation des entreprises : Une analyse empirique des dispositifs d’intelligence collective massive. [These de doctorat]. Paris Saclay.
Auteur.ice.s
Corentin Gombert
Agora D.O.D.E.S. | Mines Paris - PSL
Kévin Pastier
ICD Business School
Julien Pharo
Sciences-po Toulouse, UT1
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