Formes et pratiques de démocratisation : la démocratie comme un outil productif

L’Agora D.O.D.E.S. – Dynamiques et Organisations de la Démocratie Économique et Sociale – s’est lancée le 16 janvier 2024 à l’École des Mines de Paris (PSL) lors d’une journée intitulée « Explorer la démocratie en entreprise ». Cette journée, qui a réunit entre 40 et 50 personnes lors de tables rondes, ateliers collectifs, conférences et moments d’échanges et de partages, a témoigné d’une forte motivation, d’un fort engagement et d’une forte ambition des participants. Le dynamisme et la dynamique du collectif augure de belles réalisations et de beaux projets pour la suite de la communauté. L’Agora D.O.D.E.S. – Dynamiques et Organisations de la Démocratie Économique et Sociale – est une communauté, soutenue par l’École et la Fondation des Mines de Paris, qui réunit des chercheur.e.s et praticien.ne.s qui travaillent sur ou œuvrent pour la démocratisation des organisations avec pour ambition de partager les pratiques, de créer de la connaissance et de donner à voir, tant au grand public qu’aux organisations et à la sphère politique.

Cette table ronde, intitulée « Formes et pratiques de démocratisation : la démocratie comme un outil productif », compte 4 intervenantes et intervenants, merci à eux :

  • Christelle BARON, chercheuse en gestion et enseignante-chercheuse à l’Université Paris-Descartes,
  • Isabelle AMAUGER, déléguée à la vie coopérative à la Confédération Générale des SCOP et des SCIC,
  • Bertrand DENONCIN, développeur et sociétaire chez Fairness,
  • Frank ESCOUBÈS, président et cofondateur de Bluenove, auteur d’ouvrages sur la démocratie

L’animation de la table ronde a été assurée par Cédric DALMASSO, directeur du Centre de Gestion Scientifique (Mines Paris) et co-animateur de l’Agora D.O.D.E.S.

Vidéo :

  • Images : SINOK
  • Montage : Corentin Gombert
  • Musique : Junior Mance – Love for Sale

Texte :

  • Retranscription : Laura Ricci (Dalibo)

 

Cédric Dalmasso    00:15

– Rebonjour à tous après cette pause. Il me revient la charge d’animer cette seconde table ronde de la matinée, ayant pour thématique « Formes et pratiques de démocratisation : la démocratie comme outil productif ».

Quelques mots introductifs : la démocratie dans l’entreprise est une dynamique. On dit : « c’est pas un état, c’est une dynamique » – c’est un mantra qu’on se répète assez souvent.

[Elle] peut prendre des formes et des directions extrêmement  variées :

  • adopter des statuts permettant la mise en place d’un système de gouvernance partagée,
  • chercher à fonctionner différemment, en misant sur davantage d’horizontalité dans les relations plutôt qu’une chaîne de subordination,
  • mettre en place des processus de décision permettant davantage de participation ou de concertation des travailleurs,
  • mettre en place des systèmes d’élection de représentants.

Donc on voit que cette diversité de propos, de formes, regroupe un nombre important d’initiatives visant à organiser et à réaliser le travail collectivement.

Alors, nous avons autour de cette table – qui n’a rien de rond – 5 participants. Je vous laisserai 5 petites minutes pour vous présenter chacun votre tour donc : Christelle, Émilie, Isabelle, Bertrand et Frank.

Vous voyez à la fois les photos et les noms. E je vous propose d’ouvrir cette table ronde par un petit tour de table. Cinq minutes chacun, on va essayer de respecter le timing, contrairement à la table ronde précédente, avec  quelques mots sur vous, les initiatives que vous menez, et une anecdote pour fixer ça dans l’esprit du public. Dans quel ordre souhaitez-vous commencer ?

Isabelle Amauger    02:09

– Les cinq minutes d’Émilie, on va se les partager. Elle n’est pas là, a priori. Bonjour, bonjour à tous, Isabelle Amauger. Je travaille à la Confédération Générale des SCOP et des Scic. Mais pour me présenter rapidement, et puis par rapport peut-être à des témoignages que je pourrais apporter… bon je me situe d’abord comme une actrice, hein, je suis pas du tout dans le domaine de la recherche. Je suis quelqu’un de terrain, et pendant 20 ans, j’ai été à la direction de 2 SCOP différentes.

Et quand je dis « à la direction», en fait… Tout à l’heure, la jeune femme qui représentait TéléCoop – je suis désolée, j’ai oublié… Marion – elle a dit que c’est d’abord, c’est aussi prendre en compte justement les aspects de démocratie dans l’entreprise quand on est responsable, en tout cas quand on a le mandat dans une SCOP. Et donc, ça, je pense que c’est important de le de le dire. En tout cas moi je l’ai vécu comme ça.

Et aujourd’hui, ma mission, elle consiste à animer un réseau, pas directement des SCOP et des SCIC, mais des Unions Régionales des SCOP et SCIC sur le territoire français, sur les questions de vie coopérative.

Alors, c’est vrai qu’on dit plutôt, nous, « vie coopérative » que « démocratie » ou « gouvernance », ça regroupe peut-être plus de choses. Bon, c’est aussi nos jargons d’organisation. Si c’est pas très clair pour vous, vous me poserez des questions.

Donc l’idée est de mutualiser, de valoriser aussi ce qui est fait en termes de d’animations de vie coopérative dans les SCOP et les SCIC, parce que c’est un objet un peu moins visible, on l’a vu, un peu moins facile à décrire que,  par exemple, les activités, les productions, les biens, voire le côté économique. Voilà, qu’est-ce qui se passe dans ces entreprises-là, qu’est-ce qui s’y fait, quelles pratiques il y a, comment on peut monter en compétence,  comme on dit, comment on peut s’approprier ce que font les autres, comment on peut le partager, l’adapter…

Tout ça, j’essaie de l’animer avec mes collègues, et de faire en sorte effectivement qu’il y ait du partage, de la connaissance, de la mutualisation, et qu’on progresse tous, parce que la démocratie dans l’entreprise – vous l’avez déjà dit, c’est un peu banal – c’est un chemin permanent, C’est-à-dire qu’on n’est pas un état, là, « ça y est, on est arrivé ».

Non, il y a toujours quelque chose qui va se passer, qui va nous bousculer,  positivement ou moins bien, et qui va remettre en cause, requestionner en tout cas, comment ça se passe, la démocratie dans l’entreprise coopérative.  Et puis on veut essayer aussi de faire toujours mieux, donc c’est un chemin qui est jamais terminé. Voilà, donc c’est accompagner tout ça que j’essaie de faire, et mon poste est très récent. On pourrait dire : « Qu’est-ce que c’est que cette organisation coopérative qui n’arrête pas de dire qu’il y a de la démocratie dans les SCOP et SCIC » alors qu’il n’y a personne qui s’occupe de vie coopérative, quoi.

Et bien, peut être parce que c’était tacite, voilà, qu’on estimait que tout le monde faisait les choses au mieux, qu’il n’y a pas besoin de s’en occuper. Je pense que c’est un signe positif de dire qu’on en parle vraiment, on en parle aussi pour dire ce qui ne va pas forcément bien, et tout ce qui ce qui va bien. C’est plutôt un signe positif.

La Confédération Générale des SCOP et SCIC, c’est à peu près 4 000 entreprises aujourd’hui. On est peu nombreux, hein. Tout à l’heure, vous le disiez, qu’est-ce qu’on pèse, tout ça… 66 000 salariés, c’est vraiment une goutte d’eau dans le monde de l’entreprise.

Mais en même temps, il y a quand même une visibilité aujourd’hui des SCOP et SCIC, sans doute plus importante que ce qu’elle représente en réalité en pourcentage. Donc ça dit des choses aussi sur les attentes, sur peut-être les choses qui bougent dans la société. Et en regardant l’Histoire – j’aimais bien aussi ce que disait Guillaume, repartir de l’histoire, c’est important, j’essaierai, dans les interventions, d’en parler aussi un petit peu.

Dans l’Histoire des SCOP et SCIC, il y a souvent eu des périodes fastes et des trous d’air. L’Histoire des SCOP et SCIC, c’est ça et puis ça tout le temps. Et là depuis une quinzaine d’années, on est plutôt sur une tendance de progression permanente, pas exponentielle, mais permanente. Et ça, ça dit peut-être aussi des choses nouvelles sur le type d’entreprise dont on a envie, tous, même si ça reste encore peut-être pas suffisant. En tout cas, nous, on a envie que ça se multiplie plus, plus de SCOP et de SCIC. Dire cette tendance-là, c’est important, et j’aimerais pouvoir partager ça avec vous.

Et puis, pour terminer sur ce qu’on nous a demandé, les consignes, une petite expérience, une anecdote qui parle de dynamisme dans les entreprises démocratiques… je me souviens que dans l’entreprise où j’étais, on avait – je dis bien « on » parce que c’était partagé – on disait aux associés… donc on était en entreprise, en SA (société anonyme). Bon, on a quand même un souci en France, c’est qu’on a pas de statut coopératif en réalité hein, nous sommes coopératifs, nous sommes SARL, SA, SAS avec, en plus, de la coopération.

C’est un vrai problème juridique pour reprendre les sujets de Guillaume tout à l’heure, nous n’avons pas en fait de Droit coopératif, hein, pour faire vite,  en tout cas en termes d’entreprise. Donc ça, c’est quand même une difficulté depuis le XIXe siècle, hein.

Mais voilà, nous, on était en SA, société anonyme, l’entreprise où j’étais, et on disait : tout associé – donc entreprise de plus de 50 – tout associé a vocation à devenir administrateur. C’est posé comme un préalable, et ça, je trouvais que c’était une belle maturité coopérative. De dire : « Toi, tu arrives, tu es associé parce que tu as pris des parts, tu es salarié et associé. Mais tu as  vocation, un jour, à devenir membre du Conseil d’administration, et on va faire en sorte que ça puisse arriver. » Ça ne veut pas dire que tout le monde va l’être, mais en tout cas se mettre ça comme objectif, comme ambition, je trouvais que c’était une chose qui m’a réconfortée, j’avais envie de partager ça.

Et je passe la parole à un coopérateur.

 

Bertrand Denoncin    07:54

– Bonjour, moi c’est Bertrand, et je travaille pour une coopérative qui s’appelle Fairness. On est une SCOP. Il y a deux acronymes qui « se bataillent ». Soit vous décidez que c’est une SCOP, et c’est une Société Coopérative Ouvrière de Production. Soit vous décidez que c’est une coopérative, une Société Coopérative Ouverte et Participative. Faites votre choix., moi je l’ai fait !

Donc voilà, nous on est une coopérative de services numériques. Enfin, pour rigoler, je vais dire qu’on est un peu comme Capgemini, mais en plus petit, en plus cool et en plus vert. Et voilà, on n’est pas du tout comme Capgemini en fait. Nous, on fait du numérique avec l’idée que tout ce qu’on produit doit être le plus responsable possible. Quand on est responsable, c’est éco-conçu, accessible, et aussi conscient des impacts sociaux que ça peut avoir.

Durant mon intervention, je vais essayer de parler un peu de comment on a mis en place… euh, en fait, j’aime bien dire aussi que Fairness est une entreprise qui est autogestionnaire. Je sais que c’est un mot qui est un peu  politiquement connoté, mais j’aime bien me le réapproprier. Et je pourrais peut-être essayer de développer ça plus tard.

Je vais essayer aussi de dire comment concrètement on organise la démocratie au sein de notre entreprise, mais aussi des freins, parce qu’il ne faut pas croire que c’est toujours idéal, que tout se passe super bien. Et pour l’anecdote, nous ,on est un peu en début de vie en tant que coopérative.

Ce qui est particulier, c’est qu’à la base, on était une entreprise classique, filiale d’une entreprise lyonnaise, donc avec un gérant et cetera. Et le gérant, en a eu, je crois, un peu marre d’être gérant, donc il a décidé de créer une coopérative avec les personnes qui étaient là, à l’époque. Moi, je n’étais pas là. Au bout d’un an, il est parti en nous laissant un peu les clés du château, mais sans nous donner le mode d’emploi. Donc on s’est un peu débrouillé à 5, à l’époque.

Maintenant, on est 9 pour voir comment gérer une entreprise, quoi. Donc maintenant, ça fonctionne bien, on a dépassé – quelques KPI, comme ça pour les lancer – on a dépassé le million de chiffre d’affaires cette année, à neuf. On a un turnover qui est plus ou moins… on a plus un seuil démographique positif : la personne qui est partie, c’était il y a un an maintenant, quasiment. Donc ça marche plutôt bien pour nous. Tout ça pour dire qu’on peut être à la fois démocratique de manière assez radicale, et performer économiquement. Surtout dans le numérique où moi j’estime qu’on n’a pas besoin d’actionnaires, parce qu’on a juste besoin d’un ordinateur et des cerveaux bien faits, et donc pas d’investissement de base. Et donc allez-y, quoi, monter des coopératives !

 

Christelle Baron    10:34

– Merci. Bonjour, moi je m’appelle Christelle Baron. Je suis chercheuse en sciences de gestion, donc je viens directement des entreprises classiques. J’ai été formée aux entreprises classiques. Bien sûr, je n’ai jamais entendu parler d’ESS dans ma formation. Au mieux, une fois de temps en temps, on nous parlait d’« entreprise familiale», celle qui surnageait en temps de difficultés. Donc quand il y avait des difficultés : « Ah, les entreprises familiales, c’est formidable, ça résiste mieux aux difficultés. » Pour le reste, je n’ai évidemment jamais entendu parler d’ESS dans toute ma formation, dans des belles maisons qui auraient pu en parler. Et j’ai été formée à enseigner derrière. Je suis enseignante et chercheuse, évidemment, sur l’entreprise classique.

Quand j’ai fait ma thèse, je partais de ce point-là, de cette vision-là, en me disant : « Oui, mais ceux qui voudraient faire autrement, que feraient-ils ? Comment ils peuvent faire ? »

Et il y a, voilà, des auteurs qui parlent de ces autrement. Moi, j’étais partie sur un certain Norbert Alter, qui parle de l’innovation ordinaire, et qui nous explique que, globalement, si on veut innover, il vaut mieux faire ça de façon cachée. Ou en tout cas, que les innovateurs vont avoir tendance à avoir besoin de se protéger, parce qu’il faudrait qu’ils aient déjà des résultats avant d’avoir commencé. Donc ils se protègent, ils se cachent… donc je partais avec cette idée-là : ceux qui veulent faire autrement, comment font ils ? Où se cachent ils ? Comment se cachent-ils ? Derrière quels tableaux de bord présentent-ils leur pseudo résultats, pour en réalité faire autre chose ? Enfin, je partais de cette idée-là.

Et puis, je me suis retrouvée dans un tiers-lieu – coworking, fablab…  enfin, plein de choses – qui s’est avéré être une SCIC. Et quand je suis arrivée avec ces questions-là, l’idée que l’action, comme ça, cette rupture de la norme, cette rupture du process, seraient un peu risquées, et qu’on aurait besoin de se cacher, ils m’ont regardée d’un peu de travers en disant : « Mais ma pauvre fille, pas du tout, enfin t’as pas compris où tu étais ? Ici, évidemment c’est la différence qui compte, c’est la singularité, et donc la rupture de réel, c’est juste la norme. »

Donc, très bien. Voilà, c’est comme ça que commence une thèse, c’est pas avoir la bonne question, et la reprendre autrement.

Donc, c’était pas risqué. Voilà, j’avais un peu cette idée aussi, du risque…  euh, pour ceux qui sont fans des Monty Python, et de « Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ » : vous avez ce moment où Coluche est poussé un peu par la foule pour parler au nom de tout le monde, et puis tout le monde s’en va derrière, il est tout seul. J’avais cette idée-là de : « Je vais juste parler au nom de tout le monde. » et en fait il se retrouve seul face au pouvoir.

Voilà, ce n’était pas du tout risqué, ce n’était pas une situation risquée, l’action n’était pas risquée, au contraire, elle est promue. Et donc si, enfin, je vais jusqu’au bout : la thèse, je l’ai faite finalement sur le pouvoir dans ces structures-là, le pouvoir d’agir en commun. Donc le pouvoir, pas au sens d’un pouvoir sur les gens, pas le substantif « le pouvoir », mais plutôt le verbe d’où vient le substantif. « Je peux », voire « Nous pouvons ». C’est ça émergeait de ce que je voyais dans cette structure-là, et dans une seconde dont je vous parlerai plus tard. Donc c’est ça que j’ai, cette formule de liberté-là, cette capacité et cette possibilité de pouvoir agir en commun.

J’ai travaillé dans ces organisations, et, dans les anecdotes : une de celles qui m’ont surprise aussi, c’était cette idée… alors on l’a souvent en sciences de gestion : « Comment tu vas accéder à ton terrain ? Est-ce qu’on va te laisser entrer ? ». Et là, au contraire, ils me disaient tous : « Viens.  Viens nous expliquer ce qu’on fait. ». Voilà, ça, c’est quelque chose qui est revenu régulièrement. Quand je faisais des retours : « Ah, tu mets des mots sur ce qu’on vit ! »

En fait, ça a été dit quelquefois dans la table ronde précédente. Il n’y a pas qu’une question de légitimité. Il y a une telle habitude de penser l’entreprise classique, les indicateurs de performance clés, les tableaux de bord classiques, que ce qu’on fait semble non seulement pas légitime, mais même pas dicible, en fait, pas audible. Et avoir moi, ou n’importe qui d’autre, quelqu’un qui mettrait des mots sur ces choses un peu étranges, dire que : « Non, ce ne sont pas des babas cool qui élèvent des chèvres au fin fond de la Creuse, et que finalement si, ça a un sens… » On parle beaucoup de sens au travail ces derniers temps. Eux, ils ne se posent pas cette question de sens au travail, ils l’ont, ils le construisent, ils le coconstruisent, et ils le pratiquent en effet, pas seulement en termes de dynamique vers un résultat, mais bien en pratique quotidienne récurrente.

Et donc cette démocratie-là, cette liberté-là, c’est vrai qu’elle est compliquée, parce qu’elle est usante, parce qu’il faut le faire, tout le temps, en fait, ça ne s’arrête pas. D’où l’avantage de l’autocrate, hein ? Il est pratique, l’autocrate, il fait pour nous. Donc c’est vrai que la démocratie, voire la République – si on arrive à faire la différence – la République, elle se pratique, et donc elle est fatigante, elle est usante. On parle souvent d’usure, hein, des dirigeants de SCOP.

Donc certes on parlera des SCOP…  je vais terminer là pour ne pas prendre que l’angle des SCOP. Moi, j’ai investigué ce qu’on appelle les communautés de pratiques, et je vais vous expliquer dans la suite qu’est-ce que c’est que ce pouvoir dans ces communautés de pratiques, qui ont été à l’œuvre dans ces endroits-là ?

 

Frank Escoubès    16:20

– Merci. Bonjour à toutes et à tous. Frank Escoubès, moi je suis cofondateur de la société Bluenove, donc plutôt représentant d’une entreprise classique, autour de la table. Notre cœur de métier : alors il y a plusieurs termes qu’on utilise et un peu au fil des saisons, ça a évolué. On parlait d’intelligence collective, initialement, à la création de Bluenove. On parle de plus en plus d’engagement et de participation. Et on le fait dans 2 contextes très complémentaires.

Dans un premier contexte, qui est la démocratie participative, on fait même référence à la notion de démocratie délibérative. Et c’est une partie significative de notre activité, de notre chiffre d’affaires. On travaille pour le gouvernement. On a travaillé notamment sur le grand débat national : on analyse les verbatim, donc la parole citoyenne qui est souvent une parole très massive dans le cadre du grand débat, d’un million et demi de contributions – ça fait à peu près 2 millions de pages Word à analyser… Ça fait de nous un acteur de l’analyse sémantique, et aujourd’hui de l’intelligence artificielle, et de plus en plus, de l’intelligence artificielle générative. Donc ça, c’est pour la partie démocratique.

Et puis on a une un pan d’activité dans le domaine de la grande entreprise, et pour le coup de la grande entreprise très traditionnelle. Cotée, CAC 40, actionnariat éclaté, mondialisé, et cetera.

Et dans l’un et l’autre cas, on accompagne soit des collectifs citoyens pour le compte du gouvernement, et donc de ministères engagés en démocratie participative, soit pour le compte de grandes entreprises. On accompagne ces démarches d’expression libre, pour inventer soit une politique publique pour demain, soit pour coconstruire une stratégie d’entreprise.

Donc voilà notre activité, et c’est un peu à ce titre que, évidemment, en ayant un pied dans le monde de la démocratie et un pied dans le monde de l’entreprise, on s’est immanquablement posé la question des transferts, comme disent les experts footballistiques… du mercato qu’on peut imaginer entre les dispositifs et les outils qui sont utilisés dans le monde civique, dans le monde de la démocratie participative et délibérative d’un côté, et le champ de l’entreprise qui peut être, contrairement à ce qu’on pense, de plus en plus friand de ces mécanismes, de ces dispositifs de consultation, de délibération, de mise en débat, de leurs préoccupations fondamentales, et ce, en impliquant de plus en plus de monde.

Alors, initialement, en impliquant leurs collaborateurs dans les grands groupes. Et puis, quand vous êtes confronté à des groupes de la taille d’AXA, de la Société Générale, de la SNCF, et cetera, et bien ce sont des centaines de milliers de personnes, hein, qui ont de plus en plus voix au chapitre.

Et donc tout ça s’organise évidemment, et les entreprises sont aujourd’hui, je pense, de plus en plus conscientisées sur le fait qu’il est compliqué de conserver un leadership autoritaire, pyramidal, descendant classique dans un contexte où les problématiques sont – j’enfonce des portes ouvertes – sont de plus en plus complexes, sont de plus en plus transnationales, sont de plus en plus sensibles à de multiples événements internes ou externes. Et qu’il s’agit donc de capter l’intelligence la plus collective possible et il s’agit de le faire de la manière la moins orientée, la moins autoritaire et la plus libérée possible. Voilà donc on est un acteur de cette mutation-là

Je vais parler de l’entreprise, pour sortir du champ démocratique. Encore une fois, on importe dans le monde de l’entreprise ces techniques issues du monde démocratique, mais on est confronté à des directions générales qui, aujourd’hui, sont très ouvertes à ça. D’abord parce qu’elles ont rajeuni, elles sont parfois bien plus jeunes que moi, à des niveaux Comex d’entreprises du CAC 40, et elles ont un rapport au monde qui est un petit peu différent, un rapport à au partage de l’information, de la connaissance, et cetera.

Je terminerai juste cette petite introduction en disant qu’on fait partie, dans ce monde qu’on appelle la Civic tech, de ceux qui plaident en faveur d’une lecture de l’application démocratique qui soit peut-être un peu moins obsessionnelle du vote et/ou du référendum, parce qu’il y a, en France, de plus en plus – alors, je vais le dire de manière polémique – mais une obsession de la participation à la décision. En d’autres termes, « on ne vit pas en démocratie si on n’est pas capable de voter directement sur telle ou telle politique publique », et ça devient de plus en plus compliqué de vivre avec cette frustration collective. Or la démocratie, elle commence bien avant la participation directe à l’expression d’une opinion sur une politique publique. Alors bien sûr, « un homme, une voix » dans le cadre du suffrage universel, dans le cadre de l’élection de nos représentants. Mais une fois qu’on a élu nos représentants, eh ben ma foi, on est un peu en pause pendant 5 ans. Et puis on confie notre sort à des représentants, et singulièrement nos députés. Et pour autant, cette situation-là, elle est de plus en plus critiquée aujourd’hui. Et nous, ce qu’on dit, c’est qu’en fait, il y a de multiples manières d’être un acteur démocratique, engagé et contributif.

La première des manières, pour reprendre l’expression de Rosanvallon, c’est-ce qu’on appelle la démocratie narrative, C’est-à-dire qu’il faut commencer,  d’abord et avant tout, par prendre la parole. On fait acte démocratique quand on s’exprime sur sa situation, sur ses problèmes, sur ses perceptions, sur ses préoccupations, sur ces épreuves de vie, comme dit Rosanvallon, et ça part de là. Il faut lire un petit bouquin qui est iconique en la matière, qui s’appelle le Parlement des invisibles, et qui dit : « On fera pas démocratie en méconnaissance de la situation d’autrui ». Et il s’agit de connaître son voisin avant de plaider en faveur de telle ou telle évolution de l’appareil législatif. Donc, il y a bien ,au départ , un appel à la narration. Et c’est-ce qu’on fait dans les entreprises quand on consulte de plus en plus largement et de manière très libérée aujourd’hui dans la plupart des grandes entreprises. C’est-à-dire que le temps des baromètres sociaux extrêmement  descendants, extrêmement  normés, ce temps-là est un peu révolu. En tout cas, quand il n’a pas évolué dans les entreprises, je peux vous dire qu’il y a une demande de la part – notamment, mais pas que – des jeunes générations pour une expression beaucoup plus libérée qui est très forte et qui est entendue par les états-majors et par les directions générales et par les lignes managériales.

Tout ça fait en sorte qu’aujourd’hui, on est face à une demande d’expression. Et c’est le premier acte, c’est l’acte un de la démocratie que de pouvoir s’exprimer. Je dirais – je terminerai là-dessus – que l’étape 2, post-consultation, post-expression libre dans les grandes organisations – qui est vraiment le ferment de la démocratie, je dirais de premier niveau – c’est la contribution à la délibération, à la coconstruction. Et là, force est aussi de constater que les choses évoluent radicalement.

 

Cédric Dalmasso    24:29

– Merci beaucoup, Frank, merci à tous. Juste peut-être quelques mots. Émilie Lanciano, effectivement, devait etre présente avec nous aujourd’hui. Malheureusement, à regret, elle n’a pas pu participer. Donc voilà, on a une pensée pour elle. Elle est un peu, quand même, parmi nous.

Donc, après ce rapide tour de table, on a envisagé de structurer la table ronde autour de plusieurs questions. Donc je vous propose tout simplement de commencer par la première.

Alors, je ne vous cache pas que je viens d’un parcours similaire à Christelle. Et moi, la démocratie en entreprise, alors même que je suis censé avoir été formé par ce qui se fait de mieux du point de vue de ce que propose la République en Sciences de gestion, et bien j’en ai strictement jamais entendu parler, jusqu’à ce que Corentin arrive et me dise : « Mais j’ai vraiment envie de travailler sur cette question !». Je me dis : « Quel être étrange. ». Du coup, on peut quand même, entre nous, se poser un lien qui peut apparaître évident, mais pas si simple : de quoi parle-t-on lorsque on parle du lien entre démocratie et entreprise ? Alors à la fois quels seraient les principes, mais aussi quels sont les imaginaires liés aux formes et aux pratiques de démocratisation ? Alors j’adorerais pouvoir vous donner mon avis, mais c’est absolument pas mon rôle, donc je vais plutôt passer le micro. Qui souhaite commencer ?

 

Bertrand Denoncin    26:05

– Moi, avant d’intégrer une coopérative, j’ai eu un gros parcours dans toutes les startups du numérique, et vous pouvez voir l’image, la « startup nation » à la Macron. Donc, je suis un pur produit de ça. Et pour ne pas vous mentir, c’est pas du tout des entreprises qui sont vraiment très démocratiques. On a vraiment le pouvoir classique, l’actionnariat, qui décide de faire des levées de fonds. Les levées de fonds vont ou pas avoir un impact. Enfin, une startup, comment ça fonctionne ? Ça fonctionne au rythme des levées de fonds, c’est-à-dire que dès qu’on a besoin d’argent on va appeler des nouveaux actionnaires. Et ces levées de fonds vont, s’ils réussissent, vont carrément à changer la physionomie totale de la coopérative. Et je me suis dit : « La volatilité de ce milieu-là, c’est pas très simple pour moi, j’ai pas envie de faire ma carrière là-dedans, donc comment je peux faire pour aller ailleurs ? ».

Et donc j’ai cherché des mots-clés que je ne savais pas que c’était possible que ça existe ensemble. J’ai cherché « coopérative du numérique », je suis tombé sur une dizaine de coopératives en France. Non, il y en a plus, mais en tout cas j’en ai identifiées. C’était en 2019 : contexte social important, première vague de réformes des retraites. J’avais plutôt envie de participer à essayer de trouver, de développer un contre-modèle, plutôt que donner ma « force de travail », entre guillemets, à ces entreprises classiques. Donc j’ai tapé ça, et j’ai discuté avec pas mal de coopératives, et je suis tombé dans celle dans laquelle je suis arrivé maintenant, qui s’appelle Fairness.

Et là, je me suis rendu compte qu’il y avait un potentiel de fou, c’est-à-dire que toutes les décisions stratégiques, j’y avais accès, concrètement. Ça veut dire que je pouvais, avec le principe d’une personne = une voix, influencer le choix des clients, sur le choix des projets. Je pouvais influencer sur quasiment tout. Et petit à petit, je me suis rendu compte que c’est pas parce qu’on a accès à ces décisions-là, qu’on est capable de les prendre. Donc ça c’est un des freins. Avec le recul, je me rends compte qu’accéder à un tel pouvoir – pour reprendre l’expression de Spiderman qui a été dit tout à l’heure – ça implique de grandes responsabilités, et que ces responsabilités, et bien il faut en avoir conscience. Il faut aussi avoir les outils pour pouvoir les prendre.

Déjà, je pense que l’accès à l’information est extrêmement  important. Concrètement, chez Fairness, tous les salariés – qu’ils soient coopérateurs ou pas, il y a une différence de statut qu’on pourra peut-être développer plus tard – ont accès à tout. Ils ont accès aux fiches de paye des autres… Je ne devrais pas dire ça devant la caméra parce qu’au niveau de droit, c’est pas terrible. Moi, je m’en fous. On a accès aussi à toutes les décisions stratégiques, qui ont lieu une fois par mois durant une journée, et là tous les salariés sont conviés. Pour l’instant, on est 9, donc c’est facile. Mais on connaît d’autres coopératives qui sont 70, qui fonctionnent comme ça aussi. C’est un peu plus compliqué à organiser, mais concrètement, ça va.

Mais c’est pas parce qu’on donne accès à l’information brute que les personnes vont comprendre. Donc, il y a aussi tout un travail qu’il faut faire pour que les gens puissent comprendre. Et là on n’est pas mal aidés par l’URSCOP qui propose des formations pour comprendre comment gérer un bilan comptable, une démarche commerciale, et cetera. Donc, nous, on s’appuie beaucoup sur le réseau des coopératives pour pouvoir aussi former les gens en interne. Et concrètement, si quelqu’un de chez nous dit : « J’ai envie de prendre du temps de mission pour aller me former là-dessus. », on ne leur dira jamais non, mais plutôt « Allez-y ». C’est plutôt le contraire, on va pousser les gens à aller se former. Donc, la formation, c’est excessivement important qu’elle soit faite non seulement en interne, mais aussi avec des ressources, il en existe plein. Le milieu coopératif, enfin, je veux dire merci à la CG SCOP et à l’URSCOP de proposer des formations comme ça, c’est vraiment la base de tout.

Je vais essayer de terminer maintenant.

Un autre frein dont on s’est rendu compte, c’est que la question de la légitimité à la prise de décision. Chez nous, on a beaucoup de personnes qui sont en reconversion, qui ne viennent pas forcément du milieu d’ingénierie, et cetera. Moi, je suis un reconverti. Mais on a aussi des personnes qui viennent d’autres milieux professionnels, et qui n’avaient pas du tout droit à la parole.

Je pense au secteur de la logistique, notamment. On a une collègue qui,  avant de devenir développeuse, poussait des colis dans une entreprise de logistique. Et quand on demande à cette personne de prendre une décision pour influer sur la stratégie de la boîte, c’est très compliqué. Donc on s’est rendu compte qu’il fallait aussi essayer de donner la capacité de prendre, de pouvoir décider aussi. Voilà, c’est quoi le terme ? « L’encapacitation », c’est ça que je cherchais, enfin pour parler le bon François !

Et c’est quelque chose qui demande du temps. Et aussi je me rends compte que c’est pas parce qu’on dit à quelqu’un de décider que cette personne est en capacité de décider. L’axe central chez nous, c’est le temps démocratique. C’est-ce qu’on appelle le temps démocratique, c’est-à-dire du temps que tu peux prendre sur son temps de travail pour décider, pour discuter, pour élaborer avec les autres. Pour ne pas se retrouver dans une situation où on a une AG annuelle, où on dit :

« Voilà les bilans comptables, t’approuves ou t’approuves pas ?

– Bah je suis pas comptable, je comprends pas ce que vous me dites. »

Donc c’est tout un travail. Nous, on a pris deux décisions. La première, c’est le premier vendredi du mois, c’est-ce qu’on appelle le forum ouvert. Globalement, chacun peut venir avec ces sujets et on va discuter ensemble pendant une journée.

Et aussi, on a les vendredis qui sont banalisés, C’est-à-dire qu’on ne travaille pas pour nos clients le vendredi. Donc c’est du temps qu’on dédie à la coopérative, soit pour se former ensemble, soit pour faire plein de trucs, mais en gros, c’est du temps qui est hors temps productif.

Mais je vais quand même nuancer : ces expressions de « temps productif » et « temps non productif », on essaie de ne plus les employer parce qu’on estime que même le temps qui n’est pas dédié à nos clients est productif. Il faut être clair dans le vocabulaire, c’est qu’on dit aux gens : « Ben non, t’as le droit de te former, tu as le droit, et même le devoir, de te former vu qu’on a une coopérative, et tu as même le droit de dire à ton client que ce vendredi-là, tu ne travailles pas. » Voilà. Donc ça veut dire qu’on fait le choix de peut-être se priver une partie de chiffre d’affaires pour pouvoir l’allouer au bien-être au travail – j’aime pas trop cette expression, désolé – plutôt [l’allouer] à ce que j’appelle le temps démocratique.

 

Cédric Dalmasso    32:28

– Merci beaucoup. Je prends le micro pour donner le micro.

 

Frank Escoubès    32:37

– Pour tenter de répondre à la question que tu posais Cédric, je pense que le terme de « démocratie en entreprise » est un peu un terme tabou. Si j’étais face à un parterre de chefs d’entreprises -mettons pour donner un exemple – du Medef, et que je parlais de démocratisation en entreprise, je pense que j’aurais déjà plus personne dans la salle. Et donc je ne suis pas totalement convaincu que ce soit la bonne manière d’initier le débat ou la discussion quand il s’agit de convaincre des vertus d’une plus grande participation dans l’entreprise. Et c’est la raison pour laquelle j’ai tendance à changer un peu de paradigme et à privilégier le paradigme de l’aide à la décision plutôt que le paradigme de la codécision.

La codécision dans une grande entreprise, objectivement, factuellement, c’est très compliqué pour des raisons évidentes d’accès à l’information, de surcharge informationnelle, de nécessité de compétences. Ce serait un peu naïf de penser que tout le monde peut se former sur tout – une intervenante le disait juste avant, dans le panel précédent – pour participer à toutes les décisions ici et maintenant.

Donc, il y a une notion qui me semble plus féconde, en tout cas dans le monde de l’entreprise, qui est-cette notion d’aide à la décision. Il y a toujours des structures de gouvernance et d’arbitrage qui font leur job, en tout cas dans l’univers, encore une fois, de la grande entreprise, qui font leur job de trancher, d’arbitrer et d’et de prendre la décision finale. Sauf que cette décision, elle est instruite, elle est de plus en plus conditionnée par une alimentation très fine en information, par la mobilisation du plus grand nombre. Et ça, c’est un changement de paradigme majeur. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on consulte les collaborateurs, l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise. J’inclus bien entendu là-dedans les clients, mais aussi les partenaires, les sous-traitants, parfois même la société civile, qui est organisée autour d’un territoire donné. Quand on a accès à cette matière et qu’on la restitue de façon digeste à un comité de direction, un Comex, celui-ci peut arbitrer en connaissance de cause. La grande vertu de faire référence à des réflexes démocratiques, c’est de faire prendre conscience à ces directions générales qu’elles ont un devoir d’écoute, qu’elles ont un devoir en responsabilité et en conscience de décider et qu’elles ont un devoir d’expliquer les arbitrages qui ont été réalisés.

Cette explication des arbitrages, elle n’est pas complètement évidente. Posez-vous la question du nombre de fois, assez rares, où vous avez été confronté, où vous avez entendu parler d’une décision stratégique qui aurait été complètement expliquée, rationalisée par un dirigeant ou par un collectif de dirigeants. C’est encore très rare.

Je vous donne juste un exemple, et je terminerai là-dessus pour illustrer le propos. On a travaillé il y a quelques temps pour un grand acteur bancaire, que je ne citerai pas parce qu’on est filmé, donc je ne suis pas complètement autorisé à le faire mais, un grand acteur bancaire mondialisé présent notamment sur le continent africain. Et vous savez que le continent africain en matière de bancarisation, c’est le continent où il faut être pour participer à l’énorme efforts de bancarisation et à cet espace de croissance pour les pour les grandes banques. On a organisé, au sein de ce grand groupe bancaire, un débat stratégique avec les 11 500 collaborateurs du groupe qui étaient implantés dans une vingtaine de pays africains. Ce débat stratégique était tourné. Il a concerné tout le monde, à tous les niveaux, l’ensemble des 11 500 collaborateurs. Sur les 11 500 collaborateurs, il y a près de 11 000 personnes qui ont fait l’exercice de participer. On peut dire, pour ainsi dire, à peu près tout le monde a participé à l’exercice de délibération.

Cet exercice de délibération, il avait la vertu, ou en tout cas l’intelligence je crois, d’être structuré autour des grands dilemmes stratégiques, une dizaine de grands dilemmes stratégiques qui se posaient au groupe bancaire en question. Les contributeurs, les participants se sont réunis en présentiel, online, et cetera, pendant plusieurs semaines, et au fur et à mesure des délibérations, des recommandations ont été faites par les uns, par les autres et des synthèses ont été produites. Elles ont été présentées in extenso à la direction générale. Celle-ci a tranché, comme c’est le cas dans la plupart des grandes entreprises, mais a tranché en connaissance de cause. C’est-à-dire que les éléments qui étaient apparus comme étant des convictions fortes, des consensus un peu déterminants, et cetera, ont été pour la plupart entérinés par la direction générale.

Les éléments qui n’ont pas été entérinés, parce que ça arrive, par la direction générale, ont fait l’objet d’un document extrêmement  particulier qui a été baptisé « contre-plan stratégique ». C’est quoi un contre-plan stratégique ? C’est le recensement de toutes les intuitions, convictions, propositions qui ont été faites par le collectif, mais qui n’ont pas été retenues par la direction générale avec l’explication des motifs du refus. Ce document faisait une trentaine de pages. Il a été téléchargé 11500 fois par le groupe, et il a été, en réalité, plus apprécié, plus compris, plus intériorisé que le plan stratégique positif.

Donc, c’est juste un exemple pour citer, pour mentionner, ces nouvelles pratiques, ces nouvelles cultures, ces adaptations du leadership, des pratiques culturelles dans les grandes organisations. Pour moi, c’est une forme de démocratie, même si la décision finale a été prise par un collectif, peut-être, d’une quinzaine ou d’une vingtaine de personnes, il doit y en avoir pas moins qu’un droit de suite, une redevabilité – pour prendre des termes qui sont plutôt des termes issus de la démocratie participative. Et ce droit de suite, il est exercé dans un nombre croissant d’entreprises aujourd’hui, en tout cas celles qui font l’expérience de ce type de démarche.

Christelle Baron    39:37

– Merci, alors je vais rebondir tout de suite. Tu disais : « On ne va pas tellement parler de démocratie dans des grands collectifs. »  J’avais un peu cette impression-là, moi aussi, jusqu’à ce je me suis retrouvée invitée à une session de l’APM, l’Association pour le Progrès du Management. On a là plein de petits groupes, des cellules locales de l’APM, et dans le groupe où j’étais, des dirigeants d’entreprise, des fondateurs d’entreprise ou des managers de très grandes entreprises.

Et j’ai été invitée à leur parler justement de pouvoir dans ces communautés de pratiques. Je m’attendais quand même, globalement, à ce qu’au bout de 5 minutes, on me dise : « Merci Madame, mais au revoir Madame, la porte est là-bas. ». Et finalement la démocratie, si si, ça les intéressait beaucoup. Je me suis lancée, parce que ça avait l’air de prendre. L’« émancipation des salariés », oui, ces gros mots-là leur parlaient aussi. Alors, on n’est pas chez AXA, on n’est pas dans d’aussi grands groupes. Ceci étant, ils étaient très intéressés sur ces façons de comprendre le travail comme non seulement engageant, mais émancipant, voire « qu’est-ce qui se passerait si je n’étais plus là ? ». Enfin, c’était plutôt une vision positive, pour eux. C’est peut-être un contrepoids, ça existe aussi en fait dans ces entreprises privées classiques. C’était juste pour rebondir.

Et puis, pour répondre plutôt à la question sur les imaginaires, il y a pour moi deux faces d’une médaille, la distinction entre le collectif et l’individuel. Disons que la médaille, peut-être comme une classique, consisterait à dire : « Le collectif va nous écraser et il faut qu’on aboutisse à un consensus, mais qui nierait les individualités, les singularités. ». Je pense que le l’imaginaire de la démocratie, de la démocratisation, des pratiques démocratiques s’appuieraient davantage, au contraire, sur l’expression des singularités individuelles, de l’irréductible différence qu’il y a entre nous tous, ici, présents ou ailleurs. Nous sommes tous, certes humains, mais fondamentalement, irréductiblement, différents les uns des autres, et c’est, je sais pas, naturel. C’est la nature, presque, qui nous a construits différemment.

Et cette idée que le consensus nous nierait va à l’encontre, à mon sens, de la démocratie. On n’a pas besoin de démocratie si on est tous des clones. En fait la décision, elle se prend facilement. La démocratie, c’est s’appuyer sur ces différences irréductibles, et pas contre ces différences irréductibles, dans l’imaginaire.

Je suis une « Arendtienne », fan de Hannah Arendt. L’essentiel de mon travail, enfin, une bonne partie de mon travail, [s’inspire] de Hannah Arendt, et j’en tire ces éléments-là, comme Cédric le sait, parce que je sais qu’il est Arendtien aussi en partie, en tout cas qu’il les connait.

Et donc, voilà le commun de la démocratie, c’est-cet ensemble de points de vue différents. Alors si je reprends Arendt, elle nous parle de la démocratie comme de cette table – alors il aurait mieux valu qu’elle soit ronde pour le coup – mais la démocratie, la cité, la police, yes, c’est-cet endroit qui nous sépare et qui nous relie, autour d’une table. Nous pouvons être différents, et c’est l’ensemble de nos points de vue qui nous permettra de comprendre ce monde commun, et d’exercer, éventuellement, une influence, ou de modifier ce monde commun, qui n’est pas intérieur à chacun d’entre nous, mais qui est l’ensemble de ces points de vue. C’est l’espace, ce partage, l’ensemble de ces points de vue. Cet imaginaire-là, de force de la singularité et d’un espace que nous pouvons partager à partir de points de vue différents, celui-là, il me semble fondamental pour la démocratie.

 

Isabelle Amauger    44:00

– Je vais être assez brève sur cette partie-là, parce que sinon, les consignes de temps, ça va être dur. C’était pour, enfin, pas boucler, parce que vous avez des choses vraiment complémentaires, intéressantes, sur justement la tension, quand même, entre démocratie et entreprise.

C’est vrai que longtemps, la démocratie s’exerçait dans d’autres espaces que ceux de l’entreprise. Et je pense que nous, en tant que coopératives, on essaye justement de faire en sorte que la démocratie soit aussi présente dans cet espace, qui n’était pas forcément un lieu démocratique. Mais on retrouve les tensions, les mêmes, que dans la démocratie, on va dire dans la l’exercice de la citoyenneté publique, c’est entre l’intérêt collectif et l’intérêt individuel.

C’est-ce que tu disais Christelle. C’est-à-dire qu’en coopérative – et tu l’illustrerais aussi tout à l’heure par la pratique – mon intérêt individuel, c’est peut-être que mon salaire soit augmenté, que j’aie un bureau plus grand,  tout ça. Mais l’intérêt collectif de l’entreprise, c’est peut-être de mettre des réserves, parce qu’on sait pas ce qu’on va faire demain, d’investir dans un outil de production collectif qui peut ne être pas être le mien, mais celui de l’atelier d’à côté. Et donc c’est des arbitrages.

Et c’est là où la démocratie, elle est, elle s’exprime, elle se vit. C’est que je vais faire des arbitrages individuels, et puis collectivement ,avec les outils dont tu dont tu parlais ou dont vous parliez les uns et les autres, donc je vais pas revenir dessus. Il y a aujourd’hui une manière d’animer ça, mais on peut s’y retrouver en se disant : « Voilà, à un moment donné, je vais arbitrer en toute connaissance de cause, parfois c’est compliqué, mais je vais participer au vote. » Parce qu’à un moment donné, il y a un vote, il y a de la formalisation aussi. Ça, je pense que c’est important, qu’il y a des espaces de formalisation au-delà des statuts, que la démocratie elle se vit aussi quand on formalise un certain nombre de choses. Et nous, on voit dans les coopératives où il y a parfois des difficultés, c’est souvent des non-dits, des choses pas exprimées, tacites, et on insiste, avec nos collègues des URSCOP,  sur l’aspect de formaliser ensemble. Bien sûr, c’est tout un processus aussi, c’est pas juste le dirigeant qui va dire comment on fait, bien sûr. Mais cette formalisation, elle va permettre au-delà des statuts-mêmes de valider des pratiques, des méthodes pour faire vivre la démocratie.

Et puis la deuxième chose, puis j’en termine sur cette partie-là. J’entendais ce que Frank disait sur le fait que des salariés ont participé à la définition de la stratégie. En coopérative, ce qu’on essaie de faire, c’est que les salariés participent à la définition de la politique. C’est la différence importante il me semble, hein. C’est-à-dire que ça va jouer aussi au niveau de la politique de l’entreprise, C’est-à-dire que c’est l’ensemble des salariés coopérateurs qui décident de la politique. Alors nous, on parle de projet coopératif, parfois en coopérative, on dit « projet politique », on appelle ça comme on veut, mais c’est la politique de l’entreprise. Après la stratégie, effectivement, elle va pouvoir se jouer dans d’autres espaces qui vont être, selon la taille de l’entreprise, peut-être les mêmes que dans des petites SCOP ou SCIC, parfois avec une organisation, un conseil d’administration, groupe de travail, et cetera. Mais le politique, c’est-à-dire le projet commun, ce qui fait pourquoi on est ensemble et pourquoi on a envie de faire vivre cette entreprise. On va parler de raison d’être, bon pourquoi pas, moi je préfère parler de « projet coopératif », mais ça c’est défini par l’Assemblée générale des associés. Ce n’est pas que la stratégie qu’on définit ensemble, c’est bien le projet d’entreprise, projet coopératif. C’est là où va se jouer la démocratie, on va dire jusqu’au bout hein, je dis pas que c’est toujours parfait, et cetera, mais comme on était dans les imaginaires, un peu d’utopie.

Cédric Dalmasso    47:46

– Merci beaucoup à tous, et à Isabelle pour cette fin sur la première question. Alors je ne sais pas si vous avez réussi à capter tous les imaginaires. Il y en a qui étaient utopiques, il y en a qui étaient dystopiques. Certains m’ont fait parfois un peu peur, mais je trouvais que c’était intéressant. Je vous propose d’agréger les deux autres questions dans un souci de gestion de temps, avant de passer à des questions plus ciblées.

Alors, on l’a déjà un peu évoqué à la fois lors de la première table ronde et ici : la question des statuts. La dynamique démocratique peut-elle se développer en dehors de toute institution, de tout statut ou de tout système de gouvernance ? Ça, il semblerait qu’il y ait un certain nombre de débats autour de cette question, ce qui nous surprendra pas.

Et puis on peut essayer également, une fois qu’on a posé la question des statuts, s’interroger sur les manières de mettre en pratique la démocratie dans l’entreprise : quelles sont les méthodes qui permettent de faire vivre une démocratie participative dans l’entreprise ou toute autre forme démocratique ?

Donc, à la fois la question des statuts, et à la fois la question de la mise en pratique et des méthodes. Je vais juste vous demander d’être assez brefs,  merci. Allez à l’essentiel pour qu’on garde du temps à la fois pour le public et pour des questions plus ciblées. Qui veut commencer ?

 

Isabelle Amauger    49:15

– Oui, la question des statuts a été bien abordée, je trouve, tout à l’heure. Enfin, moi je me retrouvais assez bien dans un certain nombre de points de vue qui ont été donnés. Et je trouve que ça, ça a bougé aussi. C’est-à-dire que je suis dans le mouvement coopératif depuis quand même plus de 20 ans, et on disait « Statut n’est pas vertu », « Il faut faire mieux », et cetera. Aujourd’hui, j’ai entendu – ça m’a fait plutôt plaisir – que les statuts sont quand même des garde-fous.

C’est un objet qui n’est pas anodin, sur lequel on peut travailler, qu’on peut modifier, qu’on peut partager, qu’il y a tout un espace de formation, grâce au statut, d’appropriation, et qui fait qu’on a une base qui permet d’avoir le pouvoir, parce qu’on est quand même bien sur la question du pouvoir quand on parle de la démocratie. Et donc on peut effectivement s’en emparer ou pas. On peut avoir les bonnes conditions pour les faire vivre ou pas, mais en tout cas, au-delà des garde-fous, ils sont quand même une réalité sur laquelle on s’appuie, et qui est essentielle pour moi.

Ensuite il y a la question de comment on fait vivre et comment on partage ça. C’est-à-dire qu’il y a la question de la taille, ce qui a pas été abordé dans la première table ronde, je me permets de le dire là. C’est-à-dire que parfois on nous renvoie : « Oui, c’est possible dans les petites boîtes, mais dans les grandes, ça marche pas ». Bon, il y a des petites boîtes coopératives où parfois les statuts font pas non plus démocratie dans l’entreprise, c’est pas la taille nécessairement. Il y a des bons exemples d’entreprises coopératives démocratiques qui sont d’une certaine taille et il y a des exemples de coopératives… personne n’est parfait. Et puis on a tous à regarder sous le tapis de ce qu’on fait. Il y a des petites SCOP qui ne sont pas non plus exemplaires. Donc la taille demande par contre qu’on réfléchisse sur la manière de faire vivre la démocratie, comment on crée.

Alors s’il y a une petite question, après, je reviendrai dessus. Mais voilà, il y a des méthodes, des manières de faire, de se poser la question, de faire vivre la démocratie même sur des coopératives d’une certaine taille. Après, d’une certaine taille, j’entends les coopératives agricoles, quand il y a 50000 producteurs et 4000 salariés, comment on fait vivre la coopérative agricole ? C’est vrai que là, c’est peut être un peu plus compliqué, mais à nos tailles d’entreprises… Et puis est-ce qu’il faut que les coopératives grossissent ? C’est une question aussi ça. On est aussi sur un modèle un peu toujours d’isomorphisme : faut être gros, faut être gros. On a envie globalement d’être plus nombreux quand même, parce qu’on sait qu’on va peser plus sur la politique globale. Aujourd’hui, je trouve intéressant dans les nouvelles coopératives, les jeunes générations qui réfléchissent à la manière de se développer plutôt par essaimage, par exemple, et pas forcément, on grossit, on grossit… Parce que l’essaimage va favoriser le fait que le projet démocratique va perdurer, en tout cas, va être vivant aussi ailleurs.

Donc, je trouve que c’est assez lié à qu’est-ce qu’on veut être aussi comme type d’entreprise ? On est bien des entreprises, on a nos deux pieds : l’économique et le démocratique. Comment on fait vivre les deux ? L’articulation entre les deux, c’est permanent, c’est un dialogue permanent. On peut faire vivre le modèle démocratique coopératif dans des entreprises d’une certaine taille, avec des conditions et aussi en se posant la question de comment on grandit. Et puis après, pour laisser l’espace, je j’insisterai aussi sur l’apprentissage de la démocratie, ça a été dit quand même. Le fait de pouvoir avoir des espaces de formation, enfin tu l’as dit tout à l’heure, c’est essentiel quoi. C’est-à-dire qu’on ne devient pas… c’est un peu banal, hein, mais comme il y a des jeunes parmi nous : « on ne naît pas coopérateur, on le devient », on le raconte tout le temps.

Mais c’est vrai quand même, n’est-ce pas ? Non, « c’est pas vrai », Hervé n’est pas d’accord avec moi. Bah moi, je pense quand même que dans les parcours des coopérateurs, en fait… c’est d’ailleurs un des principes coopératifs, hein ? Il y a sept principes coopératifs, on aurait pu en reparler,  comme des axes forts. Et parmi les sept principes coopératifs, il y a la formation, l’éducation, enfin l’apprentissage, en tout cas, de ce que c’est.  Donc ça, je pense que c’est quand même très essentiel. Et voilà… je reste là-dessus, j’ai plein de choses à dire.

 

Bertrand Denoncin    53:32

– Je vais essayer d’être très bref. Je pense que nous, en tout cas, la manière dont on voit les statuts, on voit ça comme des garde-fous C’est-à-dire qu’on a les statuts coopératifs qui nous contraignent à des trucs : « une personne, une voix », et la répartition des bénéfices. Ça, c’est extrêmement important parce que ça permet en fait de réfléchir à ces deux axes associés à l’entrepris : comment on répartit l’argent entre nous, et comment on répartit le pouvoir. Et du fait de nos statuts, on est obligé de penser à ça, c’est le contrat de base.

Après, on a les statuts de l’entreprise qui rajoutent des choses. Notamment la majorité, en cas de vote chez nous, qui est définie à 75 %. C’est-à-dire que quand on doit voter – on vote très peu, mais quand il y a vraiment un truc qu’on peut pas résoudre autrement que par le vote – on a ce garde-fou qui est là. Je pense que les statuts, ça a uniquement valeur de loi, ça définit un cadre de réflexion, mais après ça dépend de ce qu’on met dedans.

Par rapport à ce que tu disais, par rapport à l’essaimage et la taille des coopératives, nous on fait le choix conscient de rester petit pour plusieurs raisons. C’est qu’on sait très bien que des coopératives à plusieurs centaines de personnes c’est possible, mais ça demande carrément d’avoir des personnes dédiées à la vie coopérative, des personnes dédiées à tout ça. Et en fait on a pas envie d’aller là-dedans. Personnellement, je n’ai pas tant de cerveau disponible pour ça pour l’instant, peut-être un jour, mais ça ne m’intéresse pas.

Par contre, on est hyper intéressés par ce que font les LICOORNES, c’est-à-dire se regrouper à plusieurs coopératives et essayer de se rassembler. Par exemple, on gère avec neuf autres coopératives un gros marché public pour l’État, c’est un marché qui gère tout ce qui s’appelle les startups d’État : beta.gouv, si vous voulez vous renseigner, ils ont un très beau site. En fait, pour nous, c’est une grosse victoire, c’est-à-dire qu’on a réussi à être en concurrence avec des grosses ESN en disant : « On est capable, en fait, de se réunir à neuf coopératives, de gérer ça démocratiquement au sein de nos coopératives, mais aussi de gérer ça démocratiquement au sein du réseau. »

On a aucune tension depuis 4 ans, ça c’est incroyable, même quand il s’agit de gros sous. C’est quand même plusieurs millions. Et ça c’est une stratégie, c’est-à-dire qu’on a plutôt envie de s’allier, de rester petit, mais de créer à terme une coopérative de coopératives, un peu une LICOORNES, qui va être une structure, on sait pas trop ce qu’on a dedans, on y réfléchit à ça demain,  notamment. Et c’est plutôt notre modèle de croissance, de se dire : « OK, la base, ça reste coopérative, mais on a une structure sur laquelle on envoie les délégués, et cetera, pour pouvoir décider démocratiquement ensemble comment on va fonctionner à plusieurs coopératives. »

Si ça réussit, on vous tiendra au courant. En fait, on est en discussion depuis quasiment plusieurs années, enfin, depuis un an. En fait, moi, j’anticipe beaucoup, et mais j’espère qu’en juin 2024, on arrivera à avoir du concret.  Mais c’est en cours, grâce à d’autres coopératives dont Legicoop, qui est une coopérative de juristes, qui nous aide à gérer ça.

 

Cédric Dalmasso    56:20

– Plus ça avance, plus ça va être exigeant en termes de timing.

Christelle Baron    56:22

– Plus ça avance, plus je me dis : « J’enlève ça… ». [rires]

Alors du coup, je vais répondre peut-être plus davantage sur la deuxième partie. Il y avait les institutions, et puis il y avait les pratiques, les moyens concrets. Sur les institutions je vais pas parler des statuts, mais plutôt de communauté de pratiques. Bon c’est quelque chose qui existe dans le monde, pas juste de la Recherche, dans beaucoup d’entreprises et singulièrement dans des très grandes entreprises. Moi, j’ai utilisé ce cadre-là de lecture de comment on fait en pratique justement : communauté, commun, démocratie… au sein des structuresdans lesquelles j’étais sociétaire et que j’ai investiguées.

Il y a plusieurs éléments qui consistent, dans ces « communautés »… Terme qui est utilisé et qui vient des États-Unis. Le terme « communautaire » n’a pas la vision négative qu’on a ici quand on parle de communauté aux États-Unis. C’est plutôt un « collectif de pratiques », dirait-on en français, pour pour enlever ce côté négatif.

On est ce qu’on fait. La pratique va nous dire qui nous sommes. Donc le statut coopératif, à la limite si on prenait cette angle-là, ne suffit pas. Ce sont les pratiques coopératives qui nous permettront de dire que nous sommes réellement une coopérative, et pas seulement les statuts. Ils sont peut-être là comme condition nécessaire, mais en tout cas clairement pas suffisante, si on s’intéresse aux pratiques.

Dans les pratiques qui sont mises en œuvre, et encore une fois dans ces endroits où la démocratie est travaillée, et qui sont les endroits sur lesquels j’ai investigué, il y a plusieurs choses qui sont mis en œuvre et pas seulement l’espace de parole.

Avant même l’espace de parole, le moment où on dit : « Il faut délibérer, il faut que vous donniez votre avis », il y a une première étape. Dans la communauté de pratiques, on appelle ça la participation périphérique légitime – bon, c’est plein de grands mots… Mais qui consiste à dire : « Être là et regarder ce que les autres font, comment ils se parlent, de quoi ils parlent, comment il est légitime que nous nous parlions, de quoi il est légitime que nous parlions. »

C’est un premier espace, cet espace. En tant que spectateur, je suis déjà en train de participer à l’espace démocratique. Et une fois que j’aurai compris qui nous sommes, de quoi nous parlons, qu’est-ce qui nous intéresse alors éventuellement, je pourrais agir et parler. Mais il y a cette idée d’une progression, oui, d’un apprentissage par le commun, par le collectif, de qui nous sommes et comment nous sommes. Et cet apprentissage, il va se faire par le groupe, avec le groupe, dans le groupe, et en situation de décision, quelle que soit la décision démocratique qui doit être prise, donc sociale est située, c’est une participation dans le groupe, et en situation pratique.

Dans ces espaces, et je vais juste donner ces trois éléments-là très rapidement, ce qui ressort, ce que moi je ressors de mes recherches, c’est ce besoin – ah là, je suis une fille du Sud, je parle avec les mains, le micro me gêne – dans ces espaces, ce que j’ai pu voir, c’est qu’ils arrivaient à tisser trois types d’activité qui sont singulièrement différenciés dans nos entreprises.

Un espace… alors en entrepirse, on parle d’exploitation : ce qui revient régulièrement, que je dois faire tous les jours pour que l’entreprise fonctionne. J’exploite l’entreprise, je fais tous les jours, je rentre mes factures en compta, très bien, et puis tous les jours ça revient, il faut que ça continue et si je le fais pas j’aurais pas d’argent à trésorerie.

Un autre type d’activité, qui est plutôt celle de l’exploration : je vais chercher d’autres façons de faire, ou plutôt je construis nos outils communs. Par exemple, dans une des organisations qui était un collectif d’indépendants du numérique : reconstruire – depuis que je les connais, ils ont déjà quatre outils ? Depuis 2015, quatre outils sur lesquels va se passer le moment du partage du collectif, de la création de projets, du partage de missions, d’argent. Ces outils-là ont déjà changé quatre fois, et quasiment à chaque fois, ils les ont reconstruits eux-mêmes pour qu’ils s’adaptent à leurs besoins. Donc, construire non seulement l’entreprise, mais les outils de l’entreprise. Ça, c’est la deuxième activité.

Et la troisième activité, c’est justement l’activité de rupture : à quel moment, qui peut rompre les normes, les habitudes, et cetera.

Donc, ces trois types d’activités étaient tissés dans les entreprises, et c’est celles-là qui permettaient la mise en œuvre de ce dont je vous en ai parlé tout à l’heure, ce pouvoir d’agir en commun. Il n’y a pas que ceux qui rompent le réel, qui ont une action comme ça, héroïque à un moment, qui agissent. Nous agissons tous ensemble si nous partageons ces trois types d’activités.

Frank Escoubès    01:01:26

– Deux remarques rapides, sur les deux éléments de la question. Je vais être très bref sur les statuts parce que je trouvais que c’était très bien traité par le panel précédent.

Mon seul réflexe, c’est d’en fait de considérer que pour les organisations qui ont choisi des statuts qui sont des statuts coopératifs, et cetera, je trouve ça exemplaire, et j’espère que ça va se développer. Je crois qu’il y a un peu moins de 4 000 SCOP et SCIC en France, donc ça se développe, et c’est parfait.

Pour le reste du monde entrepreneurial, il y a 160 000 PME en France, il faudrait rajouter les ETI et les grands groupes, et puis bien sûr les TPE. Pour tout ce vaste monde-là, je pense que c’est presque plus intéressant de se poser la question de l’extra-statutaire, c’est-à-dire comment est-ce que finalement, dans le quotidien des pratiques, de l’Habitus, comme dirait Bourdieu, de la praxis du quotidien, c’est-à-dire l’expérimentation de ces démarches – 1. consultatives, 2. concertatives – c’est-à-dire des démarches d’écoute et des démarches de coconstruction, mon sentiment pour l’observer depuis des années, c’est qu’il y a pas de retour en arrière.

C’est-à-dire que quand on a mis en place ces démarches-là, c’est très difficile de revenir en arrière, parce qu’il y a une demande sociale interne, voire externe quand on a mobilisé les parties prenantes. Et donc il y a un effet cliquet de non-retour, et c’est une forme de garantie. Donc j’aurais plutôt tendance à dire : réfléchissons en termes de pratiques culturelles démocratiques, de rituels démocratiques à mettre en place, et finalement, d’installation progressive de cette culture de l’écoute et de la participation.  C’est une forme de contrat social, et ce contrat n’a pas besoin nécessairement – et d’ailleurs Guillaume Denoé le disait très bien tout à l’heure – « paf ! La société à mission »… c’est pas un statut, ça, c’est une qualité.

Deuxième réponse rapide sur le sujet des méthodes et des démarches : je mentionnerai une démarche très nouvelle, qu’on a un peu prototypée dans le monde de l’entreprise, qui est l’adaptation au monde de l’entreprise des Conventions citoyennes. La Convention citoyenne est un peu l’alpha et l’oméga, à tort ou à raison d’ailleurs, on pourra en parler, mais de la démocratie participative. Il y a eu la Convention citoyenne sur la fin de vie,  auparavant la Convention citoyenne pour le climat, qui sont deux exemples perfectibles, mais des exemples où les citoyens ont été tirés au sort et ont travaillé de manière extrêmement approfondie sur des politiques. Alors plutôt des politiques publiques pour la Convention citoyenne pour le climat, et plutôt des principes pour la Convention sur la fin de vie.

Je fais partie de ceux qui pensent qu’il est préférable d’ailleurs de dédier le travail des Conventions citoyennes sur les principes et les partis pris plutôt que sur les politiques, mais c’est un autre débat, on n’a pas le temps de l’évoquer, on pourra l’évoquer éventuellement après. Ces Conventions citoyennes sont en train, un tout petit peu, de percoler le monde de l’entreprise.

 

On commence à voir émerger des pratiques de « Conventions de salariés », inspirées des conventions citoyennes, c’est-à-dire :

  1. avec tirage au sort,
  2. avec représentativité,
  3. avec rôle de représentation des tirés au sort au regard de leur propre écosystème, dans leur division/département/filiale/territoire/et cetera,
  4. avec la possibilité d’avoir ce qu’on appelle un droit de tirage en matière d’expertise, c’est-à-dire la possibilité d’avoir recours à des experts à la demande pour s’informer, se conscientiser, se sensibiliser aux problématiques qui sont traitée par la Convention de salariés,
  5. et le droit de suite, fondamental, c’est-à-dire la possibilité pour les conventionnaires dans l’entreprise de continuer à voir, finalement, ce qu’il advient des recommandations de la Convention en termes de gouvernance. Ça prend la forme d’un comité de suite, quel qu’en soit le nom, et de la domination ou de l’élection de représentants des conventionnaires dans ces organes ou ces instances de suivi de la convention de salariés.

Je note juste cet exemple – et donc je termine là-dessus – pour dire que c’est un exemple de percolation entre le champ civique et le monde de l’entreprise. C’est en train d’être prototypé dans le monde de l’entreprise, ça crée de nouveaux réflexes, c’est pour ça que je parle beaucoup de cette  notion de « praxis culturel », pour dire, voilà, il y a 2 ou 3 ans, on ne parlait pas de droit de suite dans le monde de l’entreprise, on ne parlait pas évidemment de convention interne, on ne parlait pas de droit de tirage en matière d’expertise, on parlait beaucoup moins d’opposabilité des décisions stratégiques, et cetera, et cetera. Tout ça est en train d’évoluer, et je pense que ça évolue dans le bon sens.

 

 

 

Cédric Dalmasso    01:07:00

– Merci beaucoup. Alors j’ai un grand dilemme, je suis encore censé poser des questions, mais j’aimerais beaucoup donner la parole à la salle ,et on a déjà dépassé un peu notre temps. Enfin c’est pas vrai, ils nous ont volé un peu de temps au début. Donc est-ce que je vous frustre énormément si on introduit le débat et les questions avec la salle, ou avez-vous le sentiment d’avoir partagé l’essentiel ? Oui ça va ? OK. Alors maintenant la salle est un peu obligée de poser des questions. [rires] Ou alors vous avez faim ? Oui.

Spectatrice    01:07:53

– Merci. Frank, je voulais savoir si par rapport aux exemples que tu donnais de percolation, comme tu dis, des Conventions citoyennes dans l’entreprise, se joue finalement dans l’entreprise ce qui s’est joué pour au moins les deux exemples que tu donnes – mais on pourrait dire la même chose d’autres exemples de Conventions à l’étranger – c’est-à-dire l’énorme frustration, évidemment, qui s’en est suivi dès lors qu’il y avait un lien faible à la décision, tout le monde a pu le l’observer.

Et donc du coup, est-ce que c’est un outil purement, je dirais, managérial, qui relève, peut-on peut penser, de la démocratie ? Mais on peut penser que ça n’en relève pas complètement, dès lors qu’il n’y aurait pas un lien fort à la décision. Et donc au fond est-ce que ce débat, il s’est aussi déplacé dans l’entreprise, et peut créer chez les salariés, chez les collaborateurs qui ont participé, la même frustration que ça a pu amener chez les citoyens ? Effectivement c’est un très bel outil, mais qui a pas servi à grand chose.

 

Cédric Dalmasso    01:08:59

– Je m’associe complètement à cette question avec le partage de deux  expériences menées, donc sur long terme, où il y a des initiatives de participation qui ont été mises en place, et qui en fait, à terme, a complètement fait exploser toutes les cellules d’animation de ces dispositifs, pas forcément les participants, mais les cellules d’animation qui ont été tiraillées entre une intention affichée et une réalisation qui ne les a pas convaincues, à tort ou à raison.

 

Frank Escoubès    01:09:25

– Je crois que ça relève du paradigme que j’évoquais qui sacralise la différence entre l’aide à la décision et la codécision. Je pense que le péché originel de la Convention citoyenne pour le climat – tout le monde l’a dit, tous les observateurs l’ont répété – c’est le sans filtre.

En réalité, c’est beaucoup plus compliqué que ça, c’est-à-dire que vous avez un vrai travail délibératif d’hyper qualité – ce n’est pas le sujet – qui a été fait par la Convention citoyenne pour le climat, mais à l’issue de ce travail qui est un travail de recommandation, il doit y avoir de fait, factuellement, une validation des études de faisabilité, des études juridiques… le boulot du parlementaire. Et je pense que s’il n’y avait pas eu, au départ, cette fausse promesse, qui est une promesse totalement irréaliste et un peu démagogique, du sans filtre, en fait, les choses auraient été beaucoup plus acceptées.

C’est la raison pour laquelle on ne refait pas deux fois la même erreur. C’est-à-dire que, vous l’avez remarqué, la Convention citoyenne sur la fin de vie n’a pas reproduit le même discours et c’est pas… [intervention de la spectatrice] … Attendez les cycles parlementaires pour le conclure, puisque pour l’instant il n’y a pas eu, à ma connaissance, de décisions législatives en la matière.

Mais c’est un élément de l’argumentation qui va, à un moment donné, peser sur la décision. Cette décision, elle doit être expliquée. Moi je fais partie de ceux qui pensent que le rôle du politique, ce n’est pas uniquement de concevoir et de trancher. C’est d’écouter et d’expliquer le pourquoi de la décision. Le grand débat national a été un fiasco politique, parce qu’il n’y a pas eu de communication politique sur le lien qui a pu se faire et qui a existé dans certains cas. Je vous recommande la lecture d’un excellent ouvrage que j’ai coécrit, qui s’appelle La démocratie autrement, avec Gilles Proriol, puisqu’on a eu la chance de d’analyser les résultats du grand débat, et singulièrement d’analyser les décisions politiques qui ont suivi.

Ces décisions politiques ont été en partie, en petite partie, en trop petite partie en effet, mais elles l’ont été quand même, ont été suivies. Il y a une quinzaine de décisions politiques qui ont suivi, et qui n’ont absolument pas été chaînées avec les résultats du grand débat national, pour tout un tas de raisons. On pourrait parler de d’immaturité à ce stade, enfin, au moment des de la livraison des résultats du grand débat national, il y a eu aussi une distraction de l’attention médiatique avec l’incendie de Notre-Dame qui a fait que le jour où les résultats du grand débat national, et donc les politiques publiques qui devaient naître de ce grand débat, cette conférence de presse a été annulée, et cetera, et cetera. Il y a plein de choses qui peuvent un tout petit peu modérer le propos. Il n’en demeure pas moins que dans mon propre livre – j’ai appelé un salarié – la charte d’engagement stipule qu’il s’agit bien d’une aide à la décision et non pas d’une co-décision. Et je pense que c’est assez sain, parce que le tirage au sort qui va venir identifier 50, 60, 150 personnes dans le cas des Conventions citoyennes demeure aujourd’hui discutable.

 

Bertrand Denoncin   01:13:14

– Moi, je m’attache quand même au fait… pourquoi on ne pourrait pas décider que les Conventions citoyens dans les entreprises ne soient pas décisionnaires ? Parce qu’en fait, la réflexion que je me fais, c’est que dans le cas d’une Convention citoyenne, les salariés peuvent inviter des experts, s’informer, se former, et cetera, puis après élaborer.

Et je me pose vraiment la question, sincèrement : pourquoi on estime que les dirigeants sont plus en capacité de décider que les salariés ? Parce que la décision dépend du niveau d’information, du niveau de connaissances. Et si vraiment on invite des experts qui peuvent expliquer les choses, et cetera, bah à la fin, j’imagine que le niveau de connaissances est aussi très haut chez la plupart des gens qui apprennent ça, donc ils seront en capacité de prendre des décisions. Donc en fait, pour moi, sur la question de la décision, fondamentalement, ce que je vois, c’est que les dirigeants ne veulent pas laisser leur pouvoir, en fait. C’est ça que je vois, quoi.

 

Spectateur    01:14:17

– Je vais essayer d’être bref pour qu’il y ait d’autres questions. C’est vrai qu’on peut voir, à un moment donné, un champ qui est plus le champ du marketing que de la démocratie en fait, c’est-à-dire que recueillir de l’information pour éclairer une décision ou la rendre plus légitime parce qu’il y a une consultation, c’est pas tellement nouveau. Alors qu’il y ait un engouement, peut-être plus grand, peut-être parce qu’il y a une pression justement pour sortir des schémas classiques, c’est peut-être vrai. Mais voilà, il y a une question de radicalité, mais aussi d’intention.

C’est Eugène Enriquez qui montrait cette montée en puissance de l’entreprise qu’il caractérise comme stratégique, c’est-à-dire qui va encourager l’intelligence collective, la créativité, et cetera, mais finalement au service de structures qui resteraient pyramidales, à la base, et notamment sur les décisions stratégiques. Donc, il y a bien cette jonction qui pourrait être faite, mais pour l’instant je pense que l’écart est assez important.

Le deuxième élément, c’est sur l’éducation. C’est donc José María Arizmendiarrieta, l’inspirateur de Mondragon, qui disait : pour démocratiser l’économie, il faut socialiser l’éducation. Donc, c’est vrai que cet effort d’information, de formation, il est déterminant, hein, y compris pour être un citoyen d’une certaine manière. Donc cet enjeu, il est majeur et beaucoup de coopératives se caractérisent heureusement  – pas toutes, mais – par cet effort-là, significatif.

Le troisième élément, simplement, c’est notre imaginaire de la décision. Au centre de la démocratie, il y a cette question centrale de la décision, et tout collectif se la pose. Moi, ce qui m’a fait avancer, c’est les travaux d’Harry Degueuze notamment, qui dit finalement une bonne décision, c’est un processus d’apprentissage collectif. C’est-à-dire qu’on a vraiment cette idée ancrée de trancher le nœud gordien : je prends mon glaive et je coupe le nœud. Et dans une autre coopérative, on s’aperçoit que l’autorité, c’est celui qui arrive à dénouer le nœud. Quelqu’un commence, et puis on se met à plusieurs, et finalement il y a une capacité d’apprendre ensemble comment on dénoue les nœuds, plutôt que de penser que quelqu’un peut avoir la compétence pour trancher.

Et si on va vers la radicalité de la démocratisation, les travaux de Stéphane Jaumier par exemple, on s’aperçoit qu’effectivement ça va jusqu’au fait de dire que n’importe qui peut être « capable », entre guillemets, de participer, voire de « piloter », entre guillemets, un processus. Alors qu’effectivement, on a tendance à légitimer notamment par l’héritage ou par la compétence. À partir du moment où on démocratise la compétence, où on peut reconnaître les compétences des uns et des autres, on crée une ouverture possible à ce champ démocratique. Et donc c’est ça qui est complexe dans notre sujet, à mon avis, c’est que dans les entreprises que j’ai pu voir, il y a ou non cette idée de radicalité dans le renversement des choses. Ce n’est pas qu’on ne va pas être démocratique parce que c’est efficace, mais parce qu’il y a une liberté comme une valeur majeure. Et puis si c’est efficace, et bien c’est super bien, en plus.

Et puis, il y a cette idée de, finalement, mettre l’émancipation des individus peut-être au en amont, et comme finalité, et pas forcément comme un moyen qui serait efficace. Donc c’est hyper passionnant de voir comment les mondes peuvent se rejoindre ou s’influencer. Mais en étant un peu clair, peut-être, sur cette nécessité de remettre les choses dans l’ordre qui nous convient.

Cédric Dalmasso    01:17:21

– Toujours dans un souci de gestion de temps, je vous propose… non… ? Je vous donne la parole.

 

Christelle Baron    01:17:30

– C’était sur l’apprentissage. On a commencé avec une anecdote, comme ça je finirai avec une anecdote. Dans un des collectifs, il y avait des conseils coopératifs élus avec des élections sans candidat. Il y a beaucoup de ces institutions, comme ça, qui mettent en œuvre, qui cherchent à promouvoir la démocratie. Et l’un des élus sans candidat considérait que « c’est bien gentil l’histoire de la coopération, mais ça va un peu »… que « le collectif, écoutez, vous êtes gentils, vous n’êtes pas loin des bisounours, que toute façon, on ne peut pas tous décider ensemble. » Enfin voilà. Il était donc dans la SCIC de coworking, et lui, il estimait qu’il payait pour un service et que donc il devait en avoir pour son argent. Et puis pour le reste, c’était bien gentillet.

Il a été élu, donc ça veut dire qu’élu sans candidat, il représentait quand même une partie des sociétaires de cette coopérative. Et ce que l’anecdote que je voulais ressortir, c’est à la fin de cette année de conseil coopératif, il a fini en disant : « Ouais, j’y croyais pas des masses, mais en fait ça marche pas mal votre truc. »

Et il me semble que dans la socialisation à la démocratie, il y a cet apprentissage pratique en effet, y compris pour les rebelles, les réticents à l’exercice démocratique au sein des entreprises.

 

 

 

Isabelle Amauger    01:18:48

Pour faire vite, on attend parfois des recettes, on nous dit : « voilà pour la démocratie dans l’entreprise, comment ça marche ? » Je pense qu’on a fait le choix, nous, à travers un Observatoire des pratiques coopératives – pour le moment ouvert aux coopératives, aux SCOP et SCIC adhérentes, tant pis, on ouvrira plus tard – de dire : « il y a un Observatoire des pratiques coopératives », et pas « des bonnes pratiques », surtout pas. Il n’y en a pas des bonnes, des mauvaises… il y en a qui sont adaptées, ou pas, à des situations, à des tailles, à des histoires, à des activités, à plein de trucs, à ce qu’on a envie de faire ensemble.

Et je crois que c’est peut-être ça aussi qui nous fragilise, c’est qu’en fait on ne vient pas avec des solutions toutes faites, en disant qu’il y a le guide. Alors on a un guide juridique, hein, ça par contre faut le suivre quand même. Mais le guide de la vie coopérative, ou de la bonne gouvernance, ou de la démocratie coopérative, on ne va pas faire, parce que ce n’est pas possible.

Et c’est ça qui en fait peut apparaître comme fragilisant, parce que : « Bah, si vous n’avez pas le guide des pratiques démocratiques dans l’entreprise, c’est qu’en fait vous n’en avez pas, quoi,  hein ? Vous n’êtes pas capable de les formaliser ? »

Non, il y en a, mais il faut les rassembler, il faut aller voir ce qu’il y a, mais on ne va pas les ériger en modèle. Il n’y a pas de modèle, c’est juste pour préciser.

 

Cédric Dalmasso    01:20:08

– Ok donc une toute petite intervention, évidemment toute petite, une dernière question, et je vous propose qu’ensuite on aille tous manger.

Frank Escoubès    01:20:16

– Personne n’est contre la vertu, et moi je suis toujours interpellé par la question de la formation accélérée des participants à un débat et l’acquisition de compétences. Parce qu’on est tous très positivement intéressés par, évidemment, le fait d’élever le débat et d’avoir une population formée sur le sujet.

Or, on sait que c’est très compliqué, ça prend du temps. Regardez la Convention citoyenne pour le climat, ça a duré 10 mois. On a tous considéré que c’était quasiment une forme d’héroïsation citoyenne tellement les gens se sont investis. La plupart d’entre eux sont devenus presque des professionnels de la politique à l’issue de la Convention citoyenne pour le climat. Donc, ça en dit long, quand même, sur le processus.

Donc je crois que c’est un peu naïf de penser qu’on va pouvoir répliquer ça urbi et orbi sur tous les sujets, à tout moment, auprès de tous les publics. Je pense que quand on fait l’expérience d’une Convention citoyenne, ou d’un ou d’un mini public, on se rend compte qu’il y a en fait un sujet qui demeure un tabou me semble-t-il dans le monde de la participation citoyenne qui est le sujet de la compétence antérieure que j’appelle, dans d’autres sphères, dans d’autres contextes, les experts profanes.

Si on a qu’une population d’experts, on n’est pas en situation de démocratie participative. Si on est en pure situation de profane, c’est très compliqué et très long. Il faut donc avoir recours à des experts profanes. Les experts profanes sont ceux qui ont, en tant que citoyens, déjà été exposés au problème, qui sont concernés parce qu’ils en souffrent. Et ils ont déjà eu l’occasion d’y réfléchir 1000 fois, soit parce qu’ils souffrent d’une pathologie particulière, si on parle de la santé, soit parce qu’ils ont été victimes de tel ou tel sujet. Et ils sont donc très très concernés. Théorie du Concernement.

Bref, il y a tout un tas de choses à imaginer sur l’évolution des castings des conventions pour faire en sorte que la part d’experts profanes soit bien supérieure à celle qu’on voit aujourd’hui s’opérer.

 

Cédric Dalmasso    01:22:28

– Merci. Dernière demande d’intervention ? Non, oui, non ? Bah alors vous avez encore 10 minutes. Non, je plaisante. [rires]

Spectatrice    01:22:45

– Oui, du coup, moi c’était pour rebondir sur des débats qui ont lieu au tout début, juste avant que Hervé ne pose ses questions. Donc j’espère qu’on arrivera à rétropédaler un petit peu jusque-là.

Moi, j’avais des questions, notamment sur qui prenait la décision. Parce que d’un point de vue très naïf, j’ai l’impression que parfois on demande aux entreprises classiques plus que ce qu’on demande à notre démocratie politique. C’est-à-dire de dire tout le monde doit participer activement à la prise de décision. Ce n’est pas quelque chose qu’on demande aujourd’hui. Aujourd’hui, on vote et puis ensuite on attend que les choses se passent.

Parfois il y a des dispositifs citoyens qui nous permettent de prendre la parole sur certains sujets, mais ce n’est pas sur tous les sujets, et ce n’est pas à l’occasion de chacune des décisions politiques.

Donc je pense que peut être, qu’enfin… j’avais vu au début sur le programme qu’il y avait aussi une distinction entre démocratie et République. Je pense que c’est quelque chose d’intéressant à avoir en tête,  parce que ça renvoie la première question sur les imaginaires de la démocratie. Qu’est-ce que c’est, la démocratie ? Est-ce que la démocratie c’est toujours tout le monde qui décide sur tout ? Je n’en suis pas certaine. Voilà, c’est une question que j’aimerais poser.

Ensuite, j’avais une question plus spécifique pour Frank qui était sur le vécu des salariés ou des parties prenantes, qui était invités à la coconstruction parce qu’il me semble que c’est là un point qui est important, parce que parfois comme on le disait, la démocratie c’est juste une visée, un projet, un chemin. Et donc peut-être que c’est la transformation au niveau des acteurs dans l’entreprise qui est importante.

Quand on parle de grosses entreprises classiques traditionnelles, sans statuts juridiques spécifiquement coopératifs, c’est peut-être ça qu’il faut regarder, en fait. Il me semble que ça commence à être documenté, notamment en sociologie, je pense à Chateauraynaud. Le HESS qui travaille justement sur les dispositifs numériques type Bluenove ou autre, et qui dit en fait : l’enjeu démocratique, il n’est pas dans le résultat de la concertation, il est dans le fait qu’elle a eu lieu et dans ce que ça génère ensuite en cascade. Voilà. Bref, je sais pas si c’est des questions ou des réflexions, des conclusions, mais voilà.

 

Cédric Dalmasso    01:24:44

– Et peut être je sais pas en fait si je vous redonne la parole… mais si, je vais la redonner à Bertrand, et je vous propose après qu’on s’efforce de poursuivre le débat mais autour d’un plat.

 

Bertrand Denoncin    01:24:56

– Je pense qu’une question sous-jacente, c’est qui a le droit de prendre les décisions, et comment on fait pour les prendre ?

Encore une fois, je pense qu’il y a pas de recette miracle. Nous, en tout cas, on n’en a pas trouvé. Chez Fairness, en tout cas, on est plus intéressé par essayer d’avoir une forme du consensus, et même des fois de faire émerger le dissensus, parce que c’est compliqué de faire exprimer les mécontentements.

Et ça, c’est un truc qu’on a un peu amèrement, qu’on a douloureusement plutôt… Enfin pour moi en tout cas, c’était douloureux de me rendre compte de ça : ce n’est pas parce que les gens se taisent qu’ils sont forcément d’accord.

Et à l’inverse, ce n’est pas parce qu’on va demander l’approbation des gens qu’on va l’avoir. Donc, souvent moi ce que j’essaie de faire, c’est essayer de dire : « OK, mon projet initial, c’est ça, est-ce qu’il y a des gens qui sont formellement contre ? Et si oui, dites-moi pourquoi, pour qu’on aille là-dessus. »

Finalement, il n’y a personne qui prend la décision si le projet est élaboré collectivement. Et je pense qu’à terme, en tout cas, pour énormément de choses chez nous, ça se passe comme ça, quoi. C’est-à-dire qu’il n’y a personne in fine qui va dire « je suis d’accord » ou « pas d’accord ». C’est-à-dire qu’OK, le projet est comme ça, on l’a amendé, on l’a travaillé ensemble et hop c’est parti. Et si on se plante, ben on espère que ça ne va pas faire capoter la boîte, mais c’est le risque.

Il y a un truc que j’ai envie de dire aussi, c’est qu’au pire des cas, ce serait une mauvaise passe pour la boîte, et on est suffisamment intelligent, en tout cas, je crois suffisamment en nous pour qu’on puisse réagir.

En fait, la difficulté c’est de trouver des moyens de d’intelligence collective et de trouver une forme de création de la proposition et création de la décision. C’est ça qui est vraiment en jeu, en fait. Et il n’y a pas de recette miracle, pardon.

 

Cédric Dalmasso    01:26:43

– Bien. À regret, mais on va arrêter la table ronde et l’échange. Merci à tous, merci aux participants.

Auteur.ice.s

Laura Ricci

Laura Ricci

Associée, Chargée de communication chez Dalibo

Venue des milieux associatif et documentaire, Laura s’est reconvertie en suivant la formation CoLibre. Depuis 2019, elle assure la communication externe de Dalibo. Son objectif ? Rendre visible le travail de ses collègues et promouvoir les valeurs portées par la SCOP et le Libre.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

RSS
Follow by Email
YouTube
LinkedIn
Share
WhatsApp
Copy link